4-6 juin 2025 Fribourg (Suisse)

📃 Appel à communication > Argumentaire du colloque

Plusieurs motifs liés à l’actualité nous incitent à entreprendre un bilan collectif, établi sur de nouveaux frais, à propos de la norme en français et en linguistique française – un chantier qui mérite d’être rouvert périodiquement, en tirant parti de l’étude incisive d’A. Berrendonner (1982) sur les moeurs rhétoriques des discours prescriptifs.

Le premier mobile qui nous anime est d’ordre social. Il n’est guère de jour sans que locuteurs et médias francophones s’affrontent sur les questions de normes : a-t-on le droit d’utiliser du coup et si oui, dans quels contextes ? ; convient-il de privilégier telle ou telle variante (qu’elle concerne le lexique, l’orthographe, la prononciation, les modes de désignation, les pratiques discursives...) et si oui, pour quelles raisons ? Dans ce type de débats, il n’est pas rare que l’Académie française et les médias traditionnels convoquent des normes surannées ou fondent leur verdict sur de lointaines étymologies, sans égard pour la distance qui s’est instaurée entre la langue du quotidien et certaines recommandations normatives, et sans envisager la possibilité d’une mise à jour des normes (cf. Benzitoun 2021). Une partie des linguistes et des didacticiens vont même jusqu’à donner du sens à des normes telles que les règles d’accord du participe passé, dont on sait qu’elles sont le produit d’un lot de décisions arbitraires et hasardeuses. Quant au public, même averti, force est de constater que ses représentations de la langue sont dominées par la norme scolaire et celle de l’écrit. Si l’on tente, par exemple, de rappeler qu’à l’oral, dans certains contextes morphologiques, c’est la forme masculine qui se laisse déduire de la forme féminine et non l’inverse, les oreilles restent fermées : les francophones ne sont tout simplement pas préparés à entendre ce type de propos. Au surplus, citoyens et journalistes sont en majeure partie insensibles à l’idée que l’on puisse s’intéresser à la langue pour autre chose que pour statuer sur ce qu’il faut dire : si un usager hésite entre deux variantes et fait une recherche sur Internet, il a toute chance de tomber sur un blog de grammaire ou un article du Figaro qui tranche avec aplomb, comme si la coexistence en français de doublets légitimes n’était ni tolérable, ni envisageable (cf. les chroniques grammaticales du premier tiers du XIXe siècle étudiées par Branca-Rosoff 1985). Or, singulièrement, cette crispation sur la norme prescriptive intervient dans un contexte où les inégalités, y compris dans la maîtrise de la langue, suscitent l’inquiétude. Un bilan sur le renouveau du purisme, incluant tant le thème de l’éducation linguistique des citoyens que le recensement des « batailles perdues » (= les prescriptions grammaticales que l’on s’acharne à enseigner, tout en sachant d’avance que « ça ne va pas passer », cf. Jeanjean 1977), devrait, dans le meilleur des cas, favoriser une prise de conscience des milieux concernés.

Le second motif qui nous inspire est d’ordre à la fois didactique et descriptif. La question du « français de référence », à enseigner dans les cours de FLM et de FLE, se pose en France comme dans le reste du monde, ainsi que celle du sort à réserver aux variétés dites « non centrales » du français (cf. Bertrand & Schaffner 2009 ; Detey, Durand, Laks & Lyche (2010) ; Skupien Dekens 2021 ; Johnsen 2022). Dans l’enseignement comme dans les travaux de recherche, on butte sur la notion de « français standard », convoquée à la légère comme si elle reflétait une évidence, alors qu’elle mériterait une critique attentive (cf. Cheshire & Stein 1997). Du côté des descriptions linguistiques, on voit en outre, de manière contre-productive, se creuser un fossé entre les spécialistes qui étudient le français in situ et ceux qui le font à distance, dans un contexte non francophone, en s’appuyant principalement sur des données de seconde main. Le colloque projeté devrait contribuer à clarifier et, autant que possible, à rapprocher les positions en présence.

Une troisième raison de rouvrir le dossier de la norme tient à l’actualité éditoriale, marquée par la parution de deux ouvrages importants : la GGHF, la GGF. Ces sommes véhiculent l’une et l’autre des positions sur le « standard », dont elles contribuent à formater l’image. La seconde, en particulier, tout en récusant une visée prescriptive, rouvre la porte à la norme dans sa manière d’étiqueter certains faits de langue comme non standard, présentation qui invite le lecteur, qu’on le veuille ou non, à considérer ces faits comme des écarts par rapport à une norme conçue comme seule véritablement légitime. Il nous semblerait utile, dans le cadre du colloque projeté, d’analyser les critères qui président à la sélection et au classement des variantes (dialectales ou autres) retenues dans ces ouvrages et dans d’autres, ainsi qu’au traitement qui leur est dévolu au plan théorique. Par la même occasion, il s’agirait de faire le point sur les données qui servent de base aux études sur le français, d’évaluer l’adéquation empirique des descriptions, de s’interroger sur le fondement et la pertinence des jugements de grammaticalité formulés par les auteurs – cf. les buts poursuivis dans l’EGF (= Encyclopédie grammaticale du français).

Comme facteur motivant l’organisation du présent colloque, il y a en outre les progrès spectaculaires du traitement automatique des langues (TAL) et de l’intelligence artificielle (IA). Désormais, les traitements de texte intègrent des correcteurs dont les interventions peuvent concerner, de manière intrusive, jusqu’aux particularités stylistiques et rhétoriques des textes (le correcteur de Word traque ainsi les occurrences du verbe faire, certaines appositions non ponctuées, ou les coordinations du type dimensions historique et sociolinguistique). Nous souhaiterions examiner, à la faveur du colloque, la façon dont sont incrustées les normes dans les traitements de texte – élaborés dans des conditions peu transparentes – et mesurer les impacts qui en résultent sur les pratiques rédactionnelles (ainsi, le remplacement de faire par d’autres verbes peut aboutir à des formulations alambiquées ou peu naturelles, comme marquer une pause en lieu et place de faire une pause). Qu’il s’agisse de simples outils de correction ou d’agents conversationnels (chatbot) ultra-ambitieux comme ChatGPT, les grammairiens tendent à être remplacés, aux yeux du public, par des logiciels dont les concepteurs agissent sous le masque et qui sont de nature à brider la créativité des locuteurs. Le cadre dans lequel se pose la question des normes s’en trouve notablement renouvelé. Quel calibrage des textes est induit via la boîte noire de l’apprentissage fondé sur les probabilités d’occurrence et sur la statistique ? Quelles structures sortent renforcées du processus d’entraînement auquel sont soumis les systèmes, quelles autres s’en trouvent au contraire marginalisées ou exclues ? Nous voudrions en particulier nous demander si les outils informatiques de dernière génération, qui répercutent massivement les normes scolaires et celles de l’écrit, ne rendent pas celles-ci plus systématiques encore, en accentuant le caractère uniforme des productions : d’où une sorte de cercle vicieux entre usages et normes, qui tendraient à s’identifier de plus en plus pour des raisons techniques.

Une dernière raison qui nous pousse à rouvrir le vaste chantier de la norme est notre manque de connaissances concernant les effets des normes sur les usages et sur le système. Certes, les travaux de W. Ayres-Bennet & M. Seijido (2011) et de Z. Marzys (1998) nous ont appris qu’au XVIIe siècle, les Remarqueurs ont édicté des normes dont certaines, à force d’être immuablement re-prescrites, ont fini par passer dans le système, du moins dans ses manifestations les plus surveillées. Mais en dépit des nombreuses parutions, récentes ou non, relatives à la norme et aux normes (Schöni et al. 1988 ; Settekorn 1990 ; Auroux 1998 ; Siouffi & Steuckardt 2007 ; Morin 2011, Colombat et al. 2018 ; Aquino-Weber et al. 2021, etc.), beaucoup de travail reste à faire pour déterminer quelles prescriptions exercent une influence sur les pratiques conversationnelles et rédactionnelles des locuteurs, et quelles prescriptions, au contraire, demeurent inopérantes. Le présent colloque devrait, espérons-nous, contribuer à enrichir ce domaine encore peu exploré de la recherche en linguistique française.

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